Les tortues marines peuplent les océans de notre planète depuis plusieurs centaines de millions d’années. Des formes très anciennes des tortues que nous connaissons aujourd’hui étaient déjà présentes bien avant les dinosaures. Aujourd’hui, près de 65 millions d’années après la disparition brutale des grands reptiles, les tortues de mer sont toujours là. Malgré leur cerveau aussi grand qu’un petit doigt, ces animaux sont des merveilles de l’évolution, douées de capacités d’adaptation uniques au monde. Depuis que l’homme a commencé à naviguer, nous connaissons leur existence. Pourtant, leur étude scientifique n’a démarré que dans les années 1960…
Les biologistes admettent aujourd’hui qu’ils connaissent les principales menaces qui pèsent sur les tortues marines mais qu’ils manquent d’outils adaptés pour étudier et comprendre précisément le fonctionnement et le comportement de ces animaux exceptionnels. Car il s’agit bien de trouver des solutions pragmatiques et efficaces de protection qui font bien souvent défaut.
Ce projet a donc trois objectifs : réunir plusieurs spécialistes des tortues marines de Méditerranée dans un groupe de travail collaboratif, développer pour eux de nouveaux outils de recherche open source répondant à leurs besoins, et réaliser des médias pour sensibiliser le grand public.
a) Groupe de recherche collaboratif
Pour pouvoir mieux comprendre cette situation complexe, la Fondation Octopus a décidé dans un premier temps de créer un groupe de travail en réunissant cinq spécialistes italiens et grecs.
> En Italie, le Dr Paolo Casale (Université de Pise), Daniela Freggi (Centre de soins et de recherche de Lampedusa) et Dr Antonio Di Bello (Université de Bari) étudient et soignent majoritairement des tortues Caouannes, principalement accidentées par la pêche, le trafic maritime et les plastiques à la dérive (incluant les lignes de pêche et les filets abandonnés).
> En Grèce, dans les îles Ioniennes centrales, Nikos Vallianos et Chanel Comis (Wildlife Sense) étudient et sauvent des nids de tortues et des tortues adultes venues se reproduire et pondre dans le sud de l’île de Kefalonia, où les animaux sont confrontés au tourisme de masse, à la pollution lumineuse, et au trafic maritime principalement.
b) Outils novateurs et open source
Pour aider ces biologistes, la Fondation Octopus développe en interne depuis fin 2022 deux nouveaux outils d’étude sur mesure et open source permettant d’élargir le champ du connu :
> Le développement du REMORA, une balise-caméra attachée pendant 12 heures sur la carapace d’une tortue, doit permettre de mieux comprendre comment une tortue s’alimente, se repose, interagit avec d’autres espèces marines, ou s’expose à des menaces liées aux activités humaines. Le REMORA se détache automatiquement de son support en bois, flotte et est récupérable. Il doit coûter moins de 2’000 Euros.
> La température et le taux d’humidité sont deux paramètres cruciaux pour le bon développement des oeufs dans un nid de tortues marines. La DUNE BOX est un kit de monitoring autonome (rechargé par l’énergie solaire) et connecté (au réseau téléphonique 3G/4G) qui permet de suivre à distance et en direct l’évolution de plusieurs paramètres (caméra sous-terre, capteur de température et d’humidité) pendant toute la durée de développement des oeufs d’un nid de tortue déplacé, car pondu dans une zone dangereuse (infrastructures de tourisme, proximité avec la mer, réseau de racines de plantes, etc.).
c) Médias de sensibilisation
Pour ce projet, la Fondation Octopus a choisi de réaliser un documentaire vidéo de 52 minutes, présentant les dernières découvertes scientifiques sur l’espèce, et incluant les résultats des nouveaux outils que sont le REMORA et la DUNE BOX. Thomas Delorme (Rewild Production – Fondation Octopus) est le réalisateur de ce documentaire.
Antoine Bugeon, dessinateur de la Fondation Octopus, travaille de son côté à la réalisation d’une bande dessinée de 60 pages, présentant les deux espèces de tortues présentes en Méditerranée (Caretta caretta et Chelonia mydas), leur étude scientifique et le centre de soins et d’étude de Lampedusa.
1) REMORA
Le REMORA est une balise qui a pour objectif de tenter de mieux comprendre la vie des tortues marines en pleine mer. Le besoin des biologistes est d’essayer d’enregistrer et d’étudier des moments précis de la vie des tortues marines, tels que les périodes de nage, de repos, d’alimentation ou les interactions avec d’autres espèces marines. Pendant ces différents moments, nous espérons aussi découvrir la nature et l’ampleur des menaces liées aux activités humaines à laquelles elles sont confrontées.
L’équipe technique de la Fondation Octopus a tenté, dans un premier temps, de rassembler les différentes contraintes liées à ce nouvel appareil open source : le REMORA doit être équipé d’une micro-caméra pouvant filmer la partie avant de l’animal (angle minimum de 90°), d’une centrale inertielle pour enregistrer la totalité des mouvements couplée à un capteur de pression pour enregistrer la profondeur des plongées, d’un caisson étanche pouvant résister à la pression exercée par l’eau de mer à 150 mètres de profondeur (permettant des réparations ou des changements dans l’électronique), d’un ou plusieurs modules de communication pour nous permettre de récupérer l’appareil une fois qu’il se sera détaché de l’animal et qu’il flottera en mer, d’un support en matière biodégradable collé temporairement sur le dos de l’animal, et d’un système d’accroche de la balise sur son support permettant un décrochage automatique au bout d’environ 12 heures. Le poids total du REMORA et de son support ne doit pas excéder 600 grammes, soit le poids maximum pour une tortue de 20 kg. Finalement, le coût de la totalité des matériaux de l’appareil ne doit pas dépasser 2’000 Euros.
Dans un premier temps, nous avons fait le choix des 12 heures de délai pour un enregistrement vidéo continu de jour, entre approximativement 8h00 du matin et 20h00 le soir. A terme, l’objectif pourrait être de pouvoir enregistrer 24 heures, ou même 36 heures, en faisant des pauses d’enregistrement vidéo pendant les heures de nuit.
Pour le caisson étanche, nous avons commencé nos tests avec un caisson acrylique de 15 cm de long et 5 cm de diamètre (de chez BlueRobotics), équipé de deux bouchons fait chacun d’une pièce d’aluminium anodisé et d’une plaque d’acrylique dans laquelle nous pouvons percer des trous, selon les besoin. Ce caisson est théoriquement étanche à 200 mètres.
Pour la partie « Données », le REMORA est équipé d’un micro-ordinateur Raspberry Pi Zero 2W qui gère une caméra (Raspberry Pi Camera V3 wide – 1920*1080 pixels) ainsi que la centrale inertielle avec son capteur de pression que nous avons placé à l’extérieur du caisson, à côté des antennes. Cet ensemble « Données » est alimenté par deux batteries Lithium Ion de 3000 mAh (3,7 V) chacune, pour un total de 6000 mAh.
Pour la partie « Communication », nous avons choisi deux modules qui se complètent pour nous permettre de retrouver le REMORA une fois qu’il aura fait surface au terme des 12 heures d’enregistrement. Le premier module est l’ARGOS (Arribada Horizon Artic R2 board) qui nous permet d’obtenir des positions approximatives (en utilisant l’effet Doppler du déplacement des satellites) à un ou deux kilomètres près. L’idée est que ces positions nous indiquent que la balise a bien fait surface, et où elle se situe approximativement. Une fois sur zone en bateau, nous allons retrouver le REMORA grâce au deuxième module utilisant la technologie LoRa, plus précis mais qui porte moins loin. Dans un périmètre d’environ 2 km, nous utilisons une antenne directionnelle avec son récepteur, nous permettant de capter le son émis par la balise. Ces deux modules de communication sont alimentés par une seule batterie LiPo de 1000 mAh (3,7 V), leur permettant une émission jusqu’à 72 heures. L’ARGOS et le LoRa nous transmettent des données via leurs antennes, situées sur l’arrière de la balise, à côté du capteur de pression.
Pour permettre au REMORA de remonter à la surface et de flotter, nous avons imaginé un anneau-bouée imprimé sur mesure en 3D, dans lequel nous avons placé des cubes de mousse incompressible à l’origine prévue pour les ROV. Cette mousse peut supporter la pression exercée par l’eau à des profondeurs de 1000 mètres.
Pour le support du REMORA, nous utilisons une plaque de bois en contre-plaqué de 3mm d’épaisseur dans laquelle nous découpons au laser des pièces qui, une fois assemblées, permettent d’avoir un support à la fois incliné (5°, 10° ou 15°), biodégradable, résistant, et à la fois léger pour que la tortue puisse s’en débarrasser facilement au bout de quelques jours. Deux traits de colle epoxy permettent d’attacher ce support sur la carapace de l’animal, qui se décollera au bout de quelques jours.
Pour attacher le REMORA sur son support en bois, nous utilisons un élastique naturel, fermé grâce à une anode dont l’alliage de métaux fond par électrolyse dès lors qu’il est dans de l’eau de mer. Etant donné que ces anodes sont fabriquées aux Etats-Unis, avec un certain taux de salinité, nous les avons testées en simulant le taux moyen de salinité de la Méditerranée (37 grammes de sel dans un litre d’eau), qui est nettement plus élevé qu’en Atlantique ou dans le Pacifique. Ainsi, une anode de « 1 jour » pour les Américains, s’est retrouvée être de 11 heures pour la Méditerranée. Ce qui, pour nos premiers tests, s’est avéré idéal.
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2) DUNE BOX
La DUNE BOX essaie de répondre à une problématique des biologistes : Dans le sud de l’île de Kefalonia, de nombreuses tortues viennent pondre chaque année leur nid dans des zones qui parfois peuvent s’avérer dangereuses pour le bon développement des oeufs.
Pendant toute la période de pontes (avril-juillet), les nombreuses équipes de volontaires de Wildlife Sense surveillent quotidiennement l’ensemble des plages pour enregistrer les nouveaux nids, évaluer leur niveau de risque, et les protéger.
La plupart de ces nids sont simplement au bon endroit, car les tortues femelles savent trouver le meilleur endroit d’une plage pour le bon développement de leurs oeufs. Malheureusement, pour diverses raisons comme par exemple la pollution lumineuse, les constructions et infrastructures touristiques, ou encore les plantes qui poussent dans le sable, il arrive que certains nids soient à risques ou condamnés. C’est le cas par exemple des nids situés trop proches de la mer.
En suivant un protocole très précis et stricte, et uniquement pour les nids les plus à risques, les responsables de Wildlife Sense peuvent décider de les déplacer pour leur donner une chance supplémentaire de réussite. Pour ne donner que quelques uns des nombreux aspects de ce protocole, les oeufs sont déplacés uniquement dans les 10 heures suivant la ponte ; autre exemple, non seulement les dimensions et profondeurs exactes du nid d’origine doivent être scrupuleusement respectées, mais il est important aussi de respecter l’ordre et la position de chacun des oeufs.
L’ensemble de ces paramètres sont cruciaux, car c’est bien l’ensemble des choix faits par les tortues qui comptent, y compris la taille des grains de sable qui va avoir un impact sur la température et le taux d’humidité dans le sable.
L’équipe technique de la Fondation Octopus a dès lors travaillé sur un appareil de monitoring, capable d’enregistrer en continu et pendant environ deux mois (temps de développement des oeufs) l’ensemble de ces paramètres pour contrôler le nid déplacé et s’assurer que tout va bien.
Pour cela, nous sommes partis de la base du kit de monitoring pour phoques moines que nous avons développé et amélioré ces cinq dernières années, et l’avons modifié pour répondre aux nouveaux besoins des nids de tortues marines.
Le kit est composé de quatre éléments principaux : Sur la plage, la boîte contenant l’électronique et la batterie (1), ainsi que le panneau solaire (2) à proximité. Dans le sable, à la profondeur du nid déplacé, la petite boîte contenant le micro ordinateur et la caméra (3), ainsi que le capteur de température et d’humidité (4) qui est relié par un câble à la boîte dans le sable.
L’objectif est de pouvoir surveiller ce nid sans avoir d’influence sur le développement des oeufs. Nous avons fait le choix d’enregistrer l’ensemble des trois paramètres (1 photo, 1 mesure de température, 1 mesure d’humidité) une fois toutes les six heures, soit quatre fois par 24 heures. Lorsque les choses se sont accélérées, en fin de développement, nous avons augmenté la cadence jusqu’à une photo toutes les minutes.
Voici donc la procédure de fonctionnement : Sur la plage, le panneau solaire de 100W va recharger la batterie 12V, située dans la boîte sur la plage. Le micro ordinateur principal (Rasbperry Pi 4) et le routeur 3G/4G (D-Link DWR-921) sont alimentés en continu pendant toute la durée du monitoring. Toutes les six heures, le Raspberry Pi principal va activer via un câble ethernet (POE) l’électronique situé dans la boîte étanche enterrée à côté des oeufs. À l’intérieur, un second Raspberry Pi 4 s’allume et va gérer une caméra infra-rouge et deux petits éclairages LEDs, ainsi qu’un capteur de température et d’humidité pour réaliser un enregistrement qui va durer très exactement une minute, avant de s’éteindre à nouveau.
Nous avons choisi de ne laisser allumer qu’une minute le module dans le sable pour éviter qu’une chaleur dégagée par les éclairages infra-rouges ait un impact sur le développement des oeufs. Ce que nous voulons éviter à tout prix.
Durant cette minute où le module enterré est allumé, le Raspberry Pi secondaire va enregistrer les données (une photo, une température et un taux d’humidité) localement sur une clé USB, puis les transmisetre par le réseau téléphonique local à notre serveur en Suisse où elles sont archivées. Cette transmission « live » des données permet aussi aux différents biologistes qui collaborent au projet de pouvoir les étudier de n’importe où et n’importe quand, pendant toute la durée de monitoring du nid.
Nous vous proposons ici les résultats de la première expérience, qui s’est déroulée au mois de juin 2023, sur un nid déplacé dans le sud de l’île de Kefalonia car il a été estimé qu’il était trop proche de plantes des sables ayant des racines pouvant déshydrater les oeufs.
Dans ce time-lapse de une minute (vidéo), il est possible d’observer le développement des oeufs, l’apparition d’une racine, l’apparition d’une condensation importante juste après une vague de chaleur qui a duré 14 jours en Grèce (de mi-juillet à fin juillet 2023), et finalement l’éclosion des oeufs début août, au terme de 55 jours de développement.
Nous pouvons aussi dire que le capteur de température a parfaitement fonctionné, car les températures enregistrées correspondent à celles enregistrées par le micro-capteur placé par les équipe de Wildlife Sense dans chacun des nids qu’ils déplacent.
Finalement et malheureusement, nous avons des soucis avec le capteur d’humidité dans la mesure où une fois qu’il est saturé dans le sable, ce qui est arrivé au bout de quelques heures, il est resté saturé (100%) jusqu’à la fin car il n’est pas à l’air libre pour pouvoir déssaturer. Nous travaillons sur ce souci technique pour tenter de trouver une solution pour les prochains monitorings.
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En collaborant étroitement avec des biologistes italiens et grecs, la Fondation Octopus développe de nouveaux outils open source pour récolter des informations inédites sur les tortues marines. En comprenant mieux ces animaux, les spécialistes seront plus à même de proposer des mesures de protection efficaces.