Les lacs suisses sont reconnus dans le monde pour leur richesse archéologique de l’époque des palafittes, lorsque les hommes du Néolithique à l’Âge du Bronze construisaient leurs villages sur des pilotis en bord de lac.
Durant les milliers d’années qui ont suivi, les hommes ont utilisé les lacs suisses comme des axes commerciaux. Une aide précieuse pour transporter de la marchandise trop volumineuse ou lourde pour les difficiles voies terrestres, comme des blocs de pierre extraits du Jura par exemple. Que ce soit durant l’époque gallo-romaine, le Moyen Âge, ou les périodes tardives, nombreux sont les navires qui n’ont pas atteint leur destination et ont sombré pour être rapidement oubliés, ensevelis sous les sédiments.
Les lacs changent
Aujourd’hui, l’érosion du fond des lacs fait réapparaître certains vestiges, de la pirogue néolithique au chaland du 19e siècle. Autant de témoins oubliés et fragiles de notre histoire. Ce récent projet de fouilles subaquatiques concerne plusieurs épaves qui, par leur âge et leur état de conservation, sont des témoignages inestimables pour comprendre l’évolution de l’architecture navale et de la navigation dans la région suisse des Trois-Lacs.
Ces vestiges ont été découverts lors des vols de prospections aériennes. Fabien Langenegger, archéologue à l’Office du Patrimoine et de l’Archéologie du canton de Neuchâtel (OPAN), est responsable du monitoring du patrimoine immergé. Depuis de nombreuses années, il collabore avec l’aérostier et ingénieur Fabien Droz pour surveiller les fronts d’érosion présents sur la plateforme littorale qui mettent en danger les stations lacustres, mais également pour prospecter les 30 kilomètres de côtes du canton de Neuchâtel.
Le bois parle
Une anomalie repérée en 2015 a permis de découvrir un chaland gallo-romain vieux d’environ deux mille ans. En 2017, un amas de gros blocs de pierre est à l’origine de la découverte d’une seconde épave, datée précisément à 1776 grâce à la dendrochronologie (méthode scientifique permettant de dater des pièces de bois en comptant et en mesurant l’écartement des cernes de croissance des arbres). Une troisième épave, qui semble avoir été coulée intentionnellement au 16ème siècle pour servir de base de construction d’un signal, complète ce trio de vestiges inédits.
Les rares chalands qui ont été retrouvés dans nos lacs ont presque tous sombré avec leur cargaison de blocs de calcaire, créant des reliefs visibles depuis les airs. Ces blocs ont aussi permis de stabiliser les restes de l’épave en la maintenant au fond jusqu’à ce qu’elle soit ensablée.
Enjeux scientifiques
A ce jour, seules trois épaves gallo-romaines ont été recensées et étudiées en Suisse. En plus de celle découverte dans la baie de Bevaix (NE) et présentée dans la salle de la navigation du musée du Laténium, une barque et un chaland ont été fouillés à Yverdon-les-Bains (VD) visibles au Musée d’Yverdon et région.
Les nouvelles épaves découvertes par Fabien Langenegger pourraient s’avérer historiquement importantes.
Dans la région des Trois-Lacs et du Léman, entre les embarcations romaines datées du 2e siècle ap. J.- C. et les nombreux chalands du XIXe siècle, aucune épave n’avait été mise au jour jusqu’à ces récentes découvertes. L’étude des restes des bateaux du 16e et du 18e siècle comblent donc en partie un hiatus de 1700 ans et permettra de mieux comprendre l’évolution de la construction navale sur nos lacs.
Menaces à court terme
Situées à faible profondeur et protégées par une fine couche de sédiments, les trois épaves sont aujourd’hui vulnérables, car elles sont situées dans une partie du lac particulièrement exposée aux vents dominants.
Pour ce deuxième projet de préservation du patrimoine lacustre, la Fondation Octopus va fournir une équipe composée de cinq plongeurs qualifiés et deux pilotes de drones aériens et sous-marins. La fondation soutient ainsi la collecte des données scientifiques et informe et sensibilise le public sur les objets de l’étude. En échange, l’OPAN permet à la Fondation Octopus d’acquérir les connaissances sur les techniques de fouilles archéologiques subaquatiques et de médiatiser la fouille pour son compte et celui de l’OPAN.
La deuxième campagne a eu lieu en octobre 2019. Elle a permis de fouiller un ensemble inédit composé d’un chaland du 16e siècle et d’une construction en pleine eau avec une base quadrangulaire faite de blocs de calcaire. Elle servait, selon les premières investigations à signaler l’emplacement du départ de l’ancienne Thielle qui menait dans le lac Bienne.
Grâce aux modélisations 3D sous-marines, l’objectif et de conserver une trace de chacune des étapes des fouilles subaquatiques.
La Fondation Octopus a été séduite par l’idée de collaborer sur des problématiques d’eaux intérieures, notamment pour l’étude et la préservation d’épaves menacées par l’érosion sous-marine.
En novembre 2018, une mission de repérage a réuni Fabien Langenegger et l’équipe de plongée de la Fondation Octopus pour collecter toutes les données nécessaires à la préparation du projet. Lors de cette courte mission de trois jours, il a aussi été possible de plonger sur l’épave du Quai Osterwald à Neuchâtel. Ce navire, qui a sombré en 1853, mesure 30 mètres de long et repose à sept-huit mètres de profondeur. En une plongée, l’équipe a pu déployer le balisage sous-marin et faire une acquisition photogrammétrique de près de 600 photos. Le modèle 3D de cette magnifique épave est visible ici.
Drones aériens
L’utilisation de drones aériens est particulièrement utile à la détection d’objets sous-marins quand ils se trouvent à faible profondeur et dans une eau claire.
En volant à plusieurs dizaines de mètres au dessus de la surface, le pilote est capable de visualiser en direct et cartographier certaines épaves en jouant sur la transparence de l’eau. Le drone peut ainsi scanner certaines zones qui devront être ensuite fouillées par les archéologues en plongée.
Pour ce projet, l’utilisation de plusieurs drones avec des optiques différentes va aider les archéologues à récolter de précieuses données sur ces épaves en cours d’érosion.
Drone sous-marin
L’utilisation du Trident d’OpenRov nous sert à :
– prévisualiser une épave avant d’y envoyer une équipe de plongeurs
– effectuer des photogrammétries et modélisations 3D de sites submergés
– capturer des images en profondeur, dans des zones difficilement accessibles aux plongeurs
Modélisation 3D d’épaves
Une fois l’acquisition photographique sous-marine effectuée, l’équipe de la Fondation Octopus procède au traitement informatique des données pour obtenir une zone modélisée en 3D comme celle-ci dessous.
En cliquant sur le sigle au centre de la fenêtre, une fois le modèle chargé, vous pouvez faire tourner la zone en cliquant au centre et en déplaçant le curseur. Vous pouvez aussi zoomer et déplacer le modèle dans l’espace en maintenant la touche majuscule enfoncée.
De façon simple et gratuite, la Fondation Octopus montre ainsi qu’il est possible d’immerger des gens sans aucune notion de plongée dans les profondeurs et de leur permettre de déambuler dans le fond de l’eau comme d’étudier des pièces archéologiques très détaillées sans risquer des les endommager.
Photogrammétrie
Que ce soit pour le public ou les passionnés de plongée, ces modèles numériques sont des outils de visualisation efficaces. Mais sont-ils aussi utiles pour les scientifiques ? Rappelons que l’un des objectifs de la Fondation Octopus est d’abord de soutenir la recherche et l’exploration scientifique des océans.
Du modèle 3D numérique, élément simple de visualisation, le programme informatique permet d’extraire un outil qui, lui, est scientifique : l’orthophotoplan. Par une projection verticale de l’ensemble du relief sur un plan horizontal, cette carte d’une précision centimétrique respecte toutes les dimensions au sol. Alors que le temps de plongée est limité par l’air contenu dans une bouteille, il devient maintenant possible de « sortir » la zone de travail du fond de l’eau pour pourvoir l’étudier attentivement à terre.
Le chaland du XVIe
Cet empierrement en pleine eau a été découvert au large du môle de la Thielle. Une première plongée avait permis de confirmer l’ensemble des observations aériennes et de commencer à documenter cette structure.
Les pierres retrouvées forment un quadrilatère de trois mètres de côté. Elles sont en calcaire gris et hauterivien. Au nord-est de la structure, un second ensemble contient une majorité de blocs taillés dispersés sur une surface presque équivalente. Ces derniers, de meilleure facture, appartenaient peut-être à la partie haute d’un édifice et la qualité de la taille des côtés suggère qu’ils devaient être visibles au-dessus du niveau du lac.
En parcourant les anciennes cartes représentant cette zone exutoire du lac, un élément mentionné sur l’une d’elles, provenant de la collection Schauenburg, a retenu l’attention de Fabien Langenegger: une construction en pleine eau avec une base quadrangulaire est dessinée près de l’embouchure de l’ancienne Thielle.
Une construction avait été érigée sur un haut-fond afin de signaler l’emplacement du départ du canal permettant de rejoindre le lac de Bienne. Elle était, semble-t-il, surmontée par un « mât en bois » avec un pavillon flottant au sommet. Ce signal était particulièrement utile lors des hautes eaux pour éviter aux bateliers de s’échouer dans les vastes zones marécageuses.
Pour étayer la pertinence du lien réalisé entre cette carte du XVIIe siècle et l’empierrement, des éléments permettant de le dater ont été cherchés lors de plongées subaquatiques. En 2016, en fouillant autour des blocs, des bois sont apparus révélant la présence d’une embarcation enfouie entièrement sous le sable et située en partie sous la structure.
Habituellement, sur les chalands, les chargements de blocs de calcaire étaient disposés en deux andins répartis le long des bords longitudinaux du bateau laissant, ainsi, au milieu une aire de passage pour les hommes.
Ici, la disposition des blocs témoigne plutôt en faveur d’un procédé original de construction en pleine eau, déjà connu à l’époque romaine. La base de l’édifice est construite sur un bateau qui est ensuite coulé à l’emplacement souhaité.
Une analyse dendrochronologique des planches de bordé en sapin donne pour cette épave un terminus post quem de 1537.