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Mer Ionienne: des phoques et des tortues

Depuis un peu peu plus de cinq ans, l’équipe de la Fondation Octopus a travaillé avec plusieurs biologistes et ONG sur l’étude du phoque moine de Méditerranée dans les îles Ioniennes grecques. Ces années nous ont permis de développer un outil open source de monitoring pour mieux comprendre ce mammifère marin dans son habitat. Après cinq années de R&D, de tests, d’améliorations, un outil optimisé et une très grande quantité de données à analyser, nous pensions avoir rempli notre mission en mer ionienne… Mais ce n’était en réalité que le début.

Il se trouve que cette région de la Méditerranée est aussi le lieu de prédilection d’une autre espèce marine emblématique : les tortues de mer Caouannes. Chaque année, de fin avril à début août, des milliers de Caretta caretta se dirigent vers les plages des îles de Zakynthos et de Kefalonia, ainsi que le long de la côte Ouest du Péloponnèse pour y pondre leurs oeufs. Cette large zone est cruciale pour la survie de l’espèce. Il s’agit de l’une des trois plus importantes régions de pontes de Méditerranée.

Fin 2022, la Fondation Octopus a décidé de lancer un vaste projet collaboratif autour des tortues Caouannes de Méditerranée. Ce projet réunit une équipe de biologistes italiens (Dr Paolo Casale, Daniela Freggi et Dr Antonio di Bello) ainsi qu’une équipe de biologistes grecs (Nikos Vallianos, Chanel Comis).

La technologie au service de la science

Afin d’aider ce groupe de spécialistes, la Fondation Octopus va développer deux nouveaux outils d’étude open source. Premièrement, une caméra temporaire sera utilisée pour mieux comprendre la vie des tortues adultes en pleine mer. Deuxièmement, un kit de monitoring pourra être enterré dans un nid de tortues pour suivre l’évolution et l’éclosion des œufs. Ce boîtier n’est installé que dans des nids déplacés car jugés condamnés par les scientifiques.

En plus du développement technique de ces nouveaux outils, la Fondation Octopus va réaliser un film grand public. Ce documentaire présentera les tortues marines dont les origines remontent à plusieurs centaines de millions d’années et dont l’étude scientifique n’a réellement démarré que depuis 60 ans.

Cette première mission de terrain s’est déroulée en pleine période de pontes, entre les 7 et 23 juin derniers. La saison idéale pour initier les premiers tests techniques des prototypes développés cet hiver et démarrer le tournage de notre documentaire vidéo. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les résultats ont largement dépassé nos attentes.

Durant cette dizaine de jours dans la zone d’Argostoli, nous avons étroitement travaillé avec l’ONG locale de Kefalonia Wildlife Sense, co-dirigée par Nikos Vallianos et Chanel Comis.

Nid déplacé pour sauver les oeufs

Il n’aura fallu que deux jours sur place avant que la situation d’un nid en danger ne se présente. La nuit précédente, une tortue avait choisi de creuser son trou trop proche de plantes dont la particularité est de pousser dans le sable. Pour survivre dans un environnement aussi hostile et capter la moindre source d’humidité, ces végétaux ont la capacité de déployer un réseau de racines particulièrement longues et fines. Le risque de voir les oeufs du nid desséchés par ces racines est bien réel. Nous avons donc pu observer l’équipe de Wildlife Sense déplacer les oeufs de quelques mètres et avons installé la « Dune Box » au contact du nouveau nid désormais en sécurité.

Ce kit de monitoring reprend pour l’essentiel la structure de base de celui que nous avons développé pour les phoques moines. Le système est autonome. Une batterie 12V rechargée par panneaux solaire 120W fournit l’énergie nécessaire. Le kit est connecté au réseau téléphonique local grâce à un routeur 3G-4G pour nous transmettre automatiquement et à distance les images et les données. Et il possède un micro-ordinateur très simple qui pilote, dans le cas des nids de tortue, un capteur de température ainsi qu’une petite caméra avec deux éclairages infra-rouges. Pour limiter au maximum les perturbations potentielles, la caméra et le capteur ne sont allumés qu’une minute toutes les six heures. Nous n’avons plus qu’à attendre les 55 jours que mettent théoriquement les oeufs pour éclore.

Plusieurs douzaines de tortues dans une lagune

Dans un deuxième temps, Nikos et Chanel nous ont fait découvrir la lagune d’Argostoli à quelques kilomètres de la plage du nid. Il s’agit d’une étendue d’eau de mer de faible profondeur (maximum 2-3 mètres) mesurant 1,5 km de long sur 900 mètres de large. Située juste à côté de la ville principale de l’île, la lagune est délimitée à l’ouest par un pont en pierre construit au 19e siècle dont les arches permettent de relier la lagune à la mer.

Cet endroit est unique dans la mesure où, contrairement aux milliers de tortues qui ne viennent dans la région que pour pondre sur les plages avant de reprendre le large, des dizaines de tortues s’y sont sédentarisées. La cohabitation dans un espace confiné et très riche en nourriture s’avère parfois difficile. Nikos nous confirme assister régulièrement à de véritables combats entre les reptiles marins, de nature peu sociable.

L’endroit, presque clôt, est parfaitement adapté pour les premiers tests de notre caméra temporaire pour tortue marine que nous avons baptisé « Remora », du nom de ce poisson qui s’accroche temporairement à ses partenaires requins, baleines ou tortues. Après cinq mois de développement technique, Quentin et Andy, les deux roboticiens de l’équipe d’Octopus, ont construit et assemblé les premiers prototypes. Quentin Orhant est le petit nouveau de l’équipe d’Octopus. Nous avons fait appel à lui car son importante expérience dans le monde des makers et de la lowtech lui permet aujourd’hui de s’attaquer à des défis technologiques complexes comme le REMORA, que nous ne pouvions pas réaliser seuls. Lorsque nous lui avons exposé le projet en novembre 2022, il a tout de suite été emballé par l’équipe et le challenge à relever.

Un outil open source, réutilisable à l’infini

En apparence assez simple, la transparence du tube d’acrylique qui compose le corps du Remora révèle en réalité un petit concentré de technologie. Cet outil peu coûteux et surtout open source doit nous permettre à terme de mieux comprendre la vie des tortues marines en pleine mer. Le défi était immense de développer en six mois un premier prototype. Et pourtant. Quentin, aidé de Andy pour la partie vidéo, a su le relever avec brio. Reste à tester en conditions réelles ces nouveaux prototypes dont le potentiel est énorme puisqu’ils pourraient permettre aux scientifiques de découvrir à terme non seulement une très grande part de la physiologie jusqu’ici méconnue des reptiles marins en pleine mer, mais aussi de pouvoir comprendre comment les tortues sont confrontées aux activités humaines. Ce que nous ignorons tout autant.

Pour qu’un Remora puisse être réutilisé sur plusieurs tortues, nous l’avons imaginé avec différents modules : en premier lieu, une caméra pilotée par un tout petit ordinateur, capable d’enregistrer environ 12 heures de vidéo en haute définition. Vient ensuite une carte électronique équipée d’une série de capteurs qui saisi l’ensemble des mouvements de la tortue (y compris la profondeur à laquelle elle se trouve et la température de l’eau). Finalement, deux modules de communications avec leurs antennes (Argos et LoRa) permettent de localiser et récupérer la balise une fois qu’elle se détache de la tortue et qu’elle remonte flotter à la surface.

L’ensemble mesure une quinzaine de centimètres de long et pèse environ 600 grammes. Étant donné que les lois sur la faune sauvage imposent des appareils d’étude ne devant pas dépasser 3% du poids total et à sec d’un animal, nous allons équiper des tortues pesant au minimum 40 kg, qui peuvent théoriquement supporter un poids de 1,2 kg.

Une bouteille à la mer

Pour rendre l’appareil le plus temporaire possible pour l’animal, Quentin a aussi étudié la fabrication d’un support léger et « biodégradable », étant collé sur la carapace de la tortue que pendant quelques jours. Nous avons choisi une fine plaque de contre-plaqué en bois dont la forme a été découpée au laser. Après quelques jours, le support finira par se détacher de la carapace. Le Remora est attaché à ce berceau grâce à un élastique tenu fermé par une petite anode qui se dissout dans l’eau de mer. Après environ 12 heures d’enregistrement vidéo et de données, l’anode se brise, libérant l’élastique. Le Remora va alors quitter son support et remonter à la surface grâce à sa bouée orange (composée d’une mousse incompressible).

Les antennes à l’air libre, l’appareil va d’abord transmettre des positions approximatives via la constellation de satellites ARGOS, nous permettant de nous diriger dans la bonne direction. Finalement, nous affinerons la position sur place en utilisant une antenne directionnelle pour capter le son émis par le module LoRa. Voilà pour la théorie.

11 heures dans la vie de « Denzel »

Pour les tous premiers prototypes, nous nous attendions à rencontrer de multiples problèmes techniques. Mais à notre grande surprise, après 11 heures dans la lagune sur le dos de la tortue nommée « Denzel » (qui pèse environ 45-50 kg), le « REMORA01 » nous a finalement transmis ses premières positions ARGOS. Il était 20h30. La nuit était en train de tomber. Nous allions attendre le lendemain pour partir à sa recherche.

La matinée suivante, vers 8h00, nous étions sur la lagune, avec de nouveaux points ARGOS reçus entre 5h00 et 8h00 du matin. Munis du récepteur LoRa, nous avons fini par retrouver notre « REMORA01 », échoué dans les algues mortes accumulées dans un coin de la lagune. Même si une toute petite quantité d’eau de mer était présente dans le fond du caisson lorsque nous l’avons sorti de l’eau, nous avons eu le sentiment que la victoire était presque totale. En effet, les composants électroniques ont fonctionné du début à la fin de la séquence d’événements. De plus, la carte mémoire a enregistré 11 heures de vidéo et de données  ! Nous avons partagé l’enthousiasme des biologistes, surpris par de tels résultats obtenus moins de six mois après avoir imaginé et lancé le projet.

Une mission fatigante et gratifiante

Du côté du tournage, cette mission n’a pas été évidente pour Thomas et Philippe car ils ont dû enchaîner plusieurs nuits blanches avant d’avoir la chance de filmer une tortue venue pondre sur une des plages de Kefalonia. Ce n’est qu’au bout de quatre nuits infructueuses que finalement ils ont eu le grand privilège d’observer discrètement une retardataire venue pondre ses oeufs aux premières lueurs de l’aube. Ces nuits leurs ont toutefois permis de tester notre nouvelle caméra équipée d’un capteur capable de filmer la nuit avec des éclairages infra-rouge. Cette technique permet d’éviter de déranger les animaux sauvage tels que les tortues de mer.

Après deux semaines de mission, nous avons tous embarqué dans le ferry épuisés mais heureux d’avoir pu mener à bien cette première mission. Ce projet s’annonce d’une incroyable richesse de découvertes sur les tortues de mer.