Donation

Lampedusa: des tortues et des hommes

L’objectif de notre mission de juillet à Lampedusa était simple : retourner sur cette île et y retrouver l’équipe du centre de soins et d’étude pour tortues marines, dirigé par Daniela Freggi. Nous connaissons depuis de nombreuses années cet univers si particulier où s’entrechoquent plusieurs mondes sur quelques kilomètres carrés de rochers : l’Europe, l’Afrique, les migrations humaines, la géopolitique, le tourisme, les zones de pêche, et bien entendu les tortues marines présentes en nombre dans les eaux chaudes de la région.

Le port de Lampedusa, mêlant ferry, bateaux militaires, bateaux de pêche et de plaisance © Antoine Bugeon / Fondation Octopus

Au milieu de cet imbroglio, Daniela, une femme d’une grande droiture et d’un courage exceptionnel qui a choisi de dédier sa vie aux tortues marines capturées accidentellement par les pêcheurs. Même si il ne s’agit “que d’une goutte d’eau dans la mer”, comme elle aime le répéter, Daniela est la preuve vivante que l’humanité n’est pas qu’un simple concept.

Cette nouvelle mission de terrain pour l’équipe de la Fondation Octopus est importante. Elle doit nous permettre non seulement de tester en pleine mer le premier prototype de REMORA, cette balise que nous développons pour les biologistes qui étudient les tortues de Méditerranée, mais aussi de suivre des pêcheurs sur leur bateau pour que nous puissions montrer au public la réalité de ces hommes de la mer qui capturent accidentellement des tortues. Les reptiles marins se font prendre dans les lignes de pêche posées plusieurs heures pour capturer des thons et des espadons. Il nous semble très important de montrer cette réalité, mais aussi le fait que certains pêcheurs ont compris l’importance de sauver des tortues pour maintenir cet équilibre fragile en mer.

Daniela Freggi, directrice du centre de soins et d'études pour tortues marines de Lampedusa. Les relâches de tortues en mer est l'occasion pour elle d'expliquer aux gens l'importance de ces reptiles pour l'équilibre de la mer © Philippe Henry / Fondation Octopus

Tests en conditions réelles

Dans un premier temps, nous allons placer pendant près de 12 heures un REMORA sur le dos d’une tortue de 50 kg. Celle-ci allait très probablement parcourir plusieurs kilomètres vers le large et plonger à 40-50 mètres de profondeur, soit des contraintes marines importantes pour un petit appareil électronique comme le nôtre. Nous restions malgré tout confiants. Après tout, le REMORA01 avait déjà très bien fonctionné en juin dans la lagune d’Argostoli à Kefalonia.

Pour avancer dans notre R&D, nous devions tenter l’expérience en pleine mer ici, à Lampedusa. Bien sûr, nous gardions en tête le fait qu’après 24h, une toute petite quantité d’eau de mer avait pénétré le REMORA01 … Mais il avait fonctionné. Finalement, les 10 jours séparant les deux missions de juin en Grèce et de juillet en Italie ne nous permettaient pas d’envisager des changements techniques majeurs.

1er essai avec SunFlower

Deux jours après notre arrivée à Lampedusa, la météo étant favorable, nous avons donc installé le REMORA01 sur le dos de “SunFlower”, une magnifique tortue femelle de 50 kg. Son départ de la plage de “Cala Madone” se déroula en quelques minutes. Les tortues ayant la force de nage de “SunFlower” n’ont pas besoin de beaucoup d’effort pour prendre le large à une vitesse déconcertante. Commença alors l’attente inhérente à ce type de tests. Une attente durant laquelle le REMORA01 devait rester muet jusque vers 17h00, heure à laquelle la balise devait se détacher de la tortue, faire surface et nous transmettre les premières positions ARGOS.

Remise à l'eau de "Sunflower," une tortue de 50 kg, avec le REMORA01 que nous ne reverrons pas © Julien Pfyffer / Fondation Octopus

A l’heure dite, nous étions prêts dans notre semi-rigide amarré au port. Prêts à partir rapidement dès la réception d’une position ARGOS. Mais ce point, nous ne l’avons jamais reçu. Par acquis de conscience, nous avons balayé la mer à plusieurs reprises avec notre antenne LoRa, qui doit nous aider à retrouver la balise une fois sur zone. Mais nous n’avons pu que constater son silence.

A ce stade, nous pensions qu’un incident technique avait eu lieu avec le REMORA01. Il s’agissait de la balise que nous avions testée en Grèce. Celle dont les composants avaient peut-être été endommagés par la corrosion de l’eau de mer. A ce stade, nous ne pensions pas qu’il s’agissait d’un problème pouvant toucher toutes nos balises. Pourquoi le système aurait-il fonctionné en Grèce et pas en Italie ?

2ème essai avec SunRise

Nous allions donc reproduire la même expérience quelque peu douloureuse dès le lendemain, avec le REMORA02 sur le dos de “SunRise”, une autre femelle qui avait été soignée au centre. Tout le système avait été testé, retesté, les batteries chargées, mais au terme des 11h, toujours le même silence de la plateforme Argos et de notre antenne LoRa. Il ne subsistait que la mer et les vagues, à perte de vue. Nous avions quand même le réconfort de savoir que les balises n’étaient plus sur le dos des tortues et qu’elles nageaient librement en pleine mer, probablement heureuses d’avoir retrouvé leur milieu naturel.

Remise à l'eau de "Sunrise" avec le REMORA02... que nous ne reverrons malheureusement plus. La balise s'est toutefois détachée de la tortue au bout de 11 heures © Julien Pfyffer / Fondation Octopus

Ce premier prototype du REMORA avait été développé en un temps record, et il avait déjà fourni des résultats incroyables en juin. A Lampedusa, avec la perte de deux balises, nous devions admettre qu’il y avait un problème à résoudre rapidement. Mais c’est dans l’échec qu’une équipe se distingue à sa façon d’y faire face. Nous allions nous regrouper, cerner le problème, et corriger les erreurs. Toute la question était de savoir si il n’y avait qu’un facteur d’erreur ou si, comme souvent en mer, plusieurs éléments s’étaient additionnés ?

Analyser les raisons d’un échec

Comme un problème n’arrive jamais seul, Lampedusa était frappée par une vague de chaleur de plus de 40°C qui devait durer trois jours. Il faisait si chaud, qu’une nappe de brouillard recouvrait l’île aux premières lueurs de l’aube. Nous étions obligés de réfléchir à plusieurs, faire fonctionner nos cerveaux dans des conditions peu propices. Finalement, nous allions être moins nombreux, car le pêcheur venait de donner son feu vert pour que deux d’entre nous puissent le suivre le lendemain à 5h00 du matin. Philippe et Thomas, dédiés plus spécifiquement au documentaire vidéo, allaient partir avec le pêcheur. Quentin, Séb, Antoine et Julien allaient rester à terre pour tenter de comprendre ce qui s’était passé avec les REMORA01 et REMORA02, afin de modifier notre dernière balise, le REMORA03.

Sébastien Rousseau (à gauche) et Quentin Orhant (à droite) en train d'évaluer les corrections à faire sur le REMORA03, afin de corriger la balise © Julien Pfyffer / Fondation Octopus

Après plusieurs heures à décomposer la succession d’événements depuis notre mission en Grèce, et à étudier précisément les différents composants de la dernière balise encore en notre possession, nous avons commencé à cerner le point faible. L’un des bouchons du tube servant de caisson étanche à notre balise avait du être imprimé en 3D pour pouvoir accueillir cinq différents composants : deux antennes, un capteur de pression, une prise USB et une petite vanne permettant de tester l’étanchéité du caisson en faisant le vide d’air avec une pompe. Un véritable casse-tête où le moindre dixième de millimètre est capital pour que toutes les pièces s’emboîtent parfaitement. Et pourtant, Quentin a résolu ce micro-puzzle dans son atelier à Rennes. Malheureusement, et malgré la précision très élevée de l’impression 3D, l’étanchéité n’était pas aussi bonne que le bouchon d’origine, fait d’une pièce d’aluminium et d’une plaque épaisse de plexiglas.

Nous avons aussi conclu qu’il fallait limiter le nombre de trous à percer dans cette plaque afin de limiter les risques. A minima, le REMORA a besoin de deux antennes de communication (ARGOS et LoRa) pour que nous puissions le retrouver et le récupérer, ainsi que du capteur de pression pour enregistrer les profils de plongée de la tortue. Restait à tout démonter, et percer parfaitement droit et dans une chaleur suffocante ces trois trous dans une plaque de plexiglas de 6 mm d’épaisseur… sans machine précise à notre disposition.

Une journée éprouvante

Mais c’est dans ces conditions difficiles, où il est clairement plus facile de douter, que l’équipe de la Fondation Octopus excelle. A 5h00 du matin, Thomas et Philippe montaient à bord du bateau de pêche avec leurs équipements de plongée et de tournage. Puis, à 9h00, nous dressions un bilan du REMORA. A 11h00, Quentin et Sébastien établissaient un plan des modifications à faire. L’après-midi, à 14h00, Sébastien avait organisé un atelier de fortune dans un mobile home, et exécutait avec une précision impressionnante les trous et l’étanchéité des trois éléments fixés dans la plaque de plexiglas. Pendant ce temps, Quentin faisait les modifications nécessaires dans le corps du REMORA, tout en mettant au point dans la foulée un petit appareil capable d’enregistrer la variation de pression à l’intérieur de notre caisson… A 18h00, les différents éléments étaient réassemblés. Finalement, à 20h00, le REMORA03 était prêt.

Pour couronner cette folle journée, nous avons retrouvé Thomas et Philippe de retour de leur journée à bord du bateau de pêche. Non seulement tout s’était bien passé de leur côté, mais ils avaient pu filmer la récupération de deux tortues accidentellement accrochées aux hameçons de la ligne de pêche. Pour la première tortue, ils avaient fait le choix de filmer les opérations de récupération en drone et depuis le bateau pour montrer à quel point les pêcheurs prenaient soin des reptiles capturés pour les ramener au centre de Daniela. Pour la deuxième, ils s’étaient mis à l’eau avec leur équipement de plongée pour montrer l’opération depuis la mer. Ils sont rentrés épuisés mais contents d’avoir pu capturer en images ce précieux témoignage.

L’équipe étant à nouveau au complet, l’objectif était maintenant de partir en mer tester notre prototype modifié en prenant soin de faire les choses dans l’ordre. Nous allions d’abord prendre une journée pour tester l’étanchéité du caisson à différentes profondeurs, sans électronique. Dans un deuxième temps, nous allions envisager un test sur la dernière tortue du centre qui devait être relâchée.

Réglages de dernière minute

C’est finalement le jour du départ que nous avons pu suivre cette tortue équipée du REMORA03. Fort des expériences passées, nous avons décidé de ne laisser notre balise que durant 40 minutes, au terme desquelles nous avons récupéré l’appareil, et laissé la tortue partir dans le bleu azur de la Méditerranée.
La caméra et les capteurs ont parfaitement fonctionné ; l’étanchéité était bonne… sauf qu’une fois à la surface, le module de communication ARGOS n’est pas parvenu à nous transmettre sa position.

Remise à l'eau d'une tortue soignée au centre de soins de Lampedusa @ Julien Pfyffer / Fondation Octopus

Nous sommes donc repartis de Lampedusa avec le REMORA03 dans nos valises. Tout en gardant en tête que découvrir le monde des tortues au large allait s’avérer plus complexe que nous ne l’imaginions. Mais nous n’étions qu’au début de cette aventure passionnante !