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La vie des tortues marines au large reste pour beaucoup de biologistes une énigme © Julien Pfyffer / Fondation Octopus

Comment vivent les tortues marines en pleine mer ? Cette question reste à ce jour sans réponse. Malgré un peu plus de 60 ans d’étude scientifique, avec plusieurs centaines de publications chaque année, les biologistes marins n’ont que quelques rares données sur la vie des tortues marines une fois qu’elles ont quitté la zone côtière et qu’elles arrivent au large.

Comment ces reptiles marins se nourrissent-ils ? A quel rythme se reposent-ils ? Comment s’orientent-ils en pleine mer ? A quels dangers liés aux activités humaines sont-ils confrontés ? C’est pour tenter de répondre à ces questions que Paolo Casale, biologiste marin chercheur et enseignant à l’Université de Pise (Italie), a fait appel à la Fondation Octopus. Son objectif était d’étudier avec nous la faisabilité d’un nouvel outil open source capable d’enregistrer en vidéo l’activité des tortues marines de Méditerranée en pleine mer et pendant au moins 12 heures. L’idée du « REMORA » était née.

La technologie au service de la science

Une tortue équipée d'un des premiers prototypes de REMORA, à Lampedusa © Julien Pfyffer / Fondation OctopusJusqu’à présent, les données transmises par satellites sont restées très coûteuses. Raison pour laquelle, la recherche scientifique s’est concentrée sur les déplacements des tortues marines, matérialisés par de simples coordonnées GPS transmises par de petits boîtiers collés sur la carapace des animaux. Mais ces points n’indiquent que peu de choses finalement sur la vie des tortues. Ils n’indiquent pas non plus les interactions que peuvent avoir les tortues avec leur environnement direct, comme d’autres espèces marines par exemple. Finalement, ces trackers satellites restent des outils chers qui ne peuvent pas être récupérés. Après plusieurs mois à transmettre des positions, ces appareils finissent tous par tomber au fond de l’eau.

Nous avons donc travaillé avec Paolo Casale pour imaginer un appareil de la taille la plus proche possible d’un tracker satellite, qui puisse filmer en haute définition pendant 12 heures, enregistrer en parallèle l’ensemble des mouvements de l’animal, et qui puisse se détacher de la carapace au terme de ces 12 heures pour remonter à la surface. Finalement, l’appareil doit transmettre sa position via les satellites pour être récupéré par un bateau. Récupérable, le REMORA devient donc réutilisable sur de nombreuses tortues.

Poisson et caméra ventouse

Le nom du REMORA vient de ce poisson qui s’attache temporairement grâce à sa bouche en forme de ventouse à un hôte comme les requins, les baleines ou les tortues pour un échange de bons services (nettoyage pour les hôtes, transport et protection pour le rémora).

Mise en place du support du REMORA sur le dos de "Denzel" une tortue mâle d'environ 50 kg, au bord de la lagune d'Argostoli © Julien Pfyffer / Fondation OctopusPour le premier prototype de ce nouvel appareil de recherche, l’équipe technique de la Fondation Octopus est partie d’une série de contraintes déjà très ambitieuses. Le poids de l’appareil ne devait pas dépasser 3% du poids brut de l’animal (à titre d’exemple, il ne doit pas peser plus de 600 grammes pour une tortue pesant 20 kilos) ; l’ensemble du système doit être open source et peu coûteux (moins de 2000 Euros) ; finalement, il doit résister à des pressions liées aux profondeurs pouvant être atteintes par des tortues adultes, soit environ 150 mètres.

Avec cette série de contraintes, Quentin Orhant et Andy Guinand, nos deux principaux techniciens, ont planché pendant plusieurs mois pour mettre au point le premier prototype. Nous avons l’immense privilège aujourd’hui de vous présenter ici quelques unes des caractéristiques de ce « REMORA v0.1 ».

Un concentré de technologies simples et robustes

Pour ce prototype, nous avons été à l’essentiel, en pensant « assemblage modulaire », et de nous limiter dans la mesure du possible à des éléments existants et peu coûteux.

Quatre grands éléments forment cette première version du REMORA : La balise (1) avec sa bouée (2) lui permettant de flotter, le support en bois taillé au laser en quatre pièces assemblées (3), et un élastique qui maintient la balise au support en bois grâce à une anode galvanique (4) qui se dissout dans l’eau de mer. Pour ce premier prototype, nous avons utilisé une anode se dissolvant en environ 11 heures. Seul le support en bois est collé avec deux bandes de colle epoxy sur la carapace de la tortue. Il se détachera au bout de quelques jours.

Eclaté en 3D de la balise du REMORA © Quentin Orhant / Fondation OctopusPour la « balise », nous avons utilisé un tube acrylique de 15 cm de long (théoriquement étanche à 200 mètres de profondeur) avec deux bouchons en aluminium et acrylique. A l’intérieur de ce caisson étanche, l’électronique se divise en deux parties distinctes : la partie enregistrement de données (vidéo et capteurs), et la partie communication pour récupérer l’appareil.

Tout d’abord, la partie vidéo et les capteurs sont pilotés par un Raspberry Pi Zero 2W. Ce petit ordinateur gère l’enregistrement vidéo de la micro-caméra et les données de la centrale inertielle qui enregistre tous les mouvements de la tortue, y compris la profondeur des plongées grâce à un capteur de pression situé sur la partie arrière, à l’extérieur du caisson. L’électronique qui gère l’acquisition des données est alimentée par deux batteries Lithium-Ion de 3000 mAh chacune.

Au terme des 12 heures d’enregistrement dans l’eau de mer, l’anode du système d’accroche a complètement fondu et « libère » la balise qui remonte à la surface grâce à sa petite bouée, imprimée en 3D et dans laquelle nous avons placé des cubes d’une mousse incompressible, fabriquée à l’origine pour des petits sous-marins filoguidés. Cette mousse est très résistante, puisqu’elle peut supporter la pression exercée par l’eau jusqu’à des profondeurs de plus de 1000 mètres.

Enregistrement terminé, place à la récupération

Une fois le REMORA remonté à la surface, le micro-ordinateur de la caméra et des capteurs se met en veille pour laisser la place aux deux modules de communication : le premier est le module « ARGOS » permettant, grâce à son antenne hors de l’eau, de nous transmettre des positions approximatives (à 1-2 km près). Le grand avantage de la constellation des satellites ARGOS est son faible coût de communication, mais il ne permet pas un positionnement de précision, raison pour laquelle nous avons couplé à l’ARGOS un second module de communication radio avec son antenne, le « LoRa ». Le micro-contrôleur du LoRa émet gratuitement un son sur une fréquence ne nécessitant aucune autorisation particulière dans le monde entier (433 MHz). Ces deux modules de communication sont alimentés par une batterie séparée LiPo de 1000 mAh, autorisant des transmissions pendant environ 72 heures.

La balise du REMORA peut flotter grâce à sa bouée qui comprend des cubes de mousse incompressible © Julien Pfyffer / Fondation OctopusEn phase de récupération de la balise, nous nous guidons dans un premier temps grâce aux positions ARGOS. Une fois sur zone en bateau, nous utilisons alors notre antenne directionnelle de réception pour affiner la position du REMORA en captant le son émis par l’émetteur LoRa, et finir par retrouver notre balise. Voilà pour la théorie.

Mais après six mois à travailler sur les premiers prototypes, Quentin et Andy ont réussi le pari insensé d’assembler, imprimer en 3D et de faire fonctionner le REMORA v0.1, une balise capable d’enregistrer 12 heures de vidéo en haute définition (Full HD) avec l’intégralité des mouvements de l’animal (centrale inertielle), transmettant des positions ARGOS, et émettant sur la fréquence LoRa. Finalement, l’appareil pèse au total 564 grammes (support en bois inclus), et le coût des matériaux s’élève à un total de 1010 Euros. Ce qui, en soi, est une véritable performance technique.

Succès sur le terrain

Au mois de juin 2023, l’équipe de la Fondation Octopus partait avec les deux premiers prototypes en mission sur l’île de Kefalonia (Grèce) pour y effectuer les premiers tests avec le biologiste grec Nikos Vallianos (Wildlife Sense). Lors de cette mission, nous avons réussi le premier test in situ, avec 10 heures et 30 minutes de vidéo de la vie de « Denzel », une tortue Caretta caretta mâle d’environ 50 kg, dans la lagune d’Argostoli. Après environ 11 heures de données enregistrées, l’anode a fondu et libéré la balise qui a commencé à nous transmettre des positions ARGOS.La lagune d'Argostoli (ville principale de l'île de Kefalonia) est une étendue d'eau de mer peu profonde de 1,6 km de long, reliée à la mer par des passages construits dans le pont pédestre. Plusieurs dizaines de tortues y résident très fréquemment. © Andy Guinand / Fondation Octopus

Après une nuit durant laquelle le REMORA a flotté à la dérive, nous l’avons retrouvé tôt le lendemain matin grâce à notre récepteur LoRa. Malgré un peu d’eau de mer dans le fond du caisson, ce premier test a été une véritable victoire pour toute l’équipe, car il a prouvé que l’appareil pouvait fonctionner et apporter de véritables données permettant aux biologistes de mieux comprendre la vie de ces reptiles marins. Peut-être qu’un jour, comme son cousin poisson, notre robot REMORA pourra apporter à son tour des bénéfices réciproques aux tortues marines.